Liberté, égalité... déportées ! Thann 1914
Anne-Marie Hils ; traduit par Jean-Louis Spieser ; Yoran Embanner, 2021
Recensé par Dominique Rosenblatt
L’ouvrage contextualise le recueil anonyme d’une Thannoise de la première guerre mondiale : Die Franzosen im Oberelsaß, meine Kriegserlebnisse in Thann und als Geisel in Frankreich, von Anne-Marie, paru en 1918 à Saarbrücken. Il s’intitulait les Français en Haute Alsace, mes aventures de guerre à Thann et en tant qu’otage en France, par Anne-Marie.
La couverture représente, à Thann, un soldat français en pantalon garance, baïonnette au canon, éloignant trois femmes consternées. Le titre, remplaçant le dernier mot de la devise républicaine par celui de « déportées », explicite la signification du dessin.
La lettre ouverte rétrospective, du traducteur à l’auteur, l’érige en porte-parole des Alsaciens qui auraient préféré une victoire allemande. L’« annexion » de 1871 était en réalité une cession, consentie en bonne et due forme, entérinée par la représentation nationale française, à une écrasante majorité. Il distingue Allemands de 1914 et nazis de 1939, puis relate sa recherche de la famille allemande de cette compatriote meurtrie.
La préface souligne le caractère iconoclaste de l’attachement alsacien à l’héritage allemand, et les souffrances engendrées par un nationalisme exacerbé, qui produira le drame supplémentaire des expulsions sur base ethnique d’après-guerre. Il en rappelle les causes lointaines, liées aux défaites françaises consécutives, depuis la fin de l’ère napoléonienne, jusqu’à la guerre de 1870 et la cession de l’Alsace-Moselle. Il précise le contexte militaire de la région thannoise, ainsi que l’évolution des mentalités alsaciennes.
La traduction du témoignage documente un aspect occulté de la politique française de l’époque. Cœur de l’ouvrage, elle est agrémentée de cartes postales, contextualisée par la préface, et complétée par des annexes.
Anne-Marie Hils propose un récit élaboré à partir de son journal intime. Elle déplore l’effondrement de sa stabilité, plonge dans la guerre, qui la prive de ses droits, puis endure des souffrances arbitraires qui aiguisent son sens de l’humour et son courage, et préludent à une évolution intérieure.
La guerre s’impose brutalement et amène des souffrances incompréhensibles. Les Chasseurs Alpins, sur la base d’une liste noire, arrêtent des suspects. Des parents sont enlevés, laissant les enfants dans des situations inextricables auxquelles doit répondre la charité.
Un courrier des frères d’Anne-Marie, pris en otage avec les hommes, surtout d’origine vieil-allemande, est un avertissement : désignés à la vindicte populaire, ils ont risqué le lynchage par la foule, ont été soumis à des humiliations, des traitements dégradants.
Anne-Marie est attachée à son chez-soi de Thann, à la musique familière de l’elsasserditch, qu’elle maîtrise jusque dans ses particularités syntaxiques locales, entre coteaux, cathédrale, Grand-Ballon. Elle fait siens les éléments identificateurs de la culture, auxquels elle contribue par son mode de vie, proche de son père. Dans une dernière visite à la ville bombardée, elle leur adresse un vibrant adieu.
Sa foi est son bouclier, son refuge. Son recueillement raffermit son courage. Les visites au cimetière, le soin des tombes des soldats allemands, à celle de son père, retrempent sa force de résistance. Elle apprend les bases du secourisme et apporte ses soins aux blessés.
Ainsi s’exacerbe son patriotisme de fille d’un père allemand et d’une mère alsacienne. Minée à la perspective de dangers imprévisibles, elle veut faire bonne figure, malgré son amertume, face à l’hostilité, l’intimidation ou au désir de nuire qu’elle perçoit d’emblée chez certains concitoyens. Elle exulte devant chaque péripétie militaire favorable au Kaiser, et manifeste une compassion agissante en faveur des soldats blessés ou prisonniers.
La guerre, devant ses yeux désolés, ce sont d’abord les mesures d’urgence : la mobilisation générale l’armée du Kaiser, l’évacuation des premiers blessés et des fonctionnaires, puis l’arrivée des soldats de France.
La guerre alors s’incruste, Anne-Marie interprète chaque manifestation francophile comme une trahison. La guerre profane, avec son duel d’artillerie le jour de Noël, les incendies, les usines en feu, la maison endommagée, pillée, servant de cantonnement.
La guerre fragilise, enfouit dans les caves, contraint aux expédients, soumet le ravitaillement au risque des balles perdues. La guerre démoralise, à l’affreux spectacle de l’exécution de soldats français mutinés, où devant la propagande exploitant la visite de Poincaré, ou à la lecture des Kriegsberichte français, avec leur lot de caricatures offensantes.
La guerre humilie, par la crasse, la vermine, la promiscuité, le plaisir de nuire. La guerre pourrit les âmes, les gardes sont corruptibles, la délation encouragée par des récompenses, on assiste à des règlements de comptes sous couvert de patriotisme, et la famille Hils sera poursuivie, jusque dans sa détention, par la malveillance d’un notable thannois.
La guerre, enfin, déchire : avoir épousé un Vieil–Allemand constitue une trahison aux yeux de la commission militaire confite dans la propagande française. Ces innocents auxquels il est reproché de ne pas être resté francophiles dans l’Empire allemand, seraient protégés par une carte tricolore. Devront-ils la payer par un reniement ?
Comment, dans ces conditions, ne pas ressentir de nostalgie ? La dédicace du livre est un hommage féminin aux courageux combattants des Vosges, qui défendent la Heimat. Le ton d’Anne-Marie, d’abord affligé, se fait progressivement acerbe, l’humour grinçant raffermissant sa dignité face à la bêtise et au mauvais sort.
Une évolution intérieure s’opère. Consternée devant la trahison de ses aspirations, Anne-Marie évolue vers une radicalité, érigeant intérieurement sa germanité en soutien de son équilibre. Elle accompagne sa conscience, douloureuse d’être arrivée à un point de non-retour, par des actions symboliques : crémation de lettres, nettoyage des lieux de détention, dans une France qui devient à ses yeux « terre ennemie ».
Réduite à sa seule fierté, elle puise un espoir dans la perspective incertaine d’être échangée, à l’instar des gouvernantes allemandes arrachées aux enfants français, et l’Allemagne, où elle n’a guère d’attaches, devient à ses yeux un refuge désirable. Menée hors de France sous les huées et les projectiles méprisants, elle trouve compassion et soulagement en Suisse, puis au passage de la frontière, accède au « bonheur céleste » d’être revenue dans la Heimat, laisse éclater un vibrant hymne patriotique, et trouve refuge, avec sa mère et sa petite soeur, dans une institution tenue par des religieuses.
La postface universaliste, rédigée par la famille, signale que beaucoup d’Alsaciens, comme elle, étaient réfugiés à Stuttgart dans les années 20, et relate la manière dont les épreuves de sa jeunesse ont développé chez elle un talent d’écrivain humaniste chrétien.
Les annexes documentent les tentatives de lynchage des otages. Elles honorent la mémoire du père d’Anne-Marie, fin sculpteur, dont l’œuvre reste visible sur les façades de la collégiale St Thiébaut, et dont la tombe se trouve au cimetière de Thann. La préface conteste les mises en scènes patriotiques et l’esprit revanchard de 1914, qui ont heurté la sensibilité alsacienne, au sein d’un Reichsland au bilan positif pour eux.
Le nationalisme, héritage de la Révolution française et de l’Empire, aboutit à la logique d’épuration ethnique. Celle de 1918 en Alsace a meurtri près de 150 000 personnes, tenues pour étrangères, Vieux-Allemands parfaitement assimilés économiquement. Cet épisode honteux et illégal de la fin de la guerre, sur fond d’antibochisme, contraste défavorablement avec le mécanisme de 1871, de l’option pour la France, avec ses 50 000 partants volontaires, pour des motifs confessionnels et économiques le plus souvent.
La cession à l’Allemagne était réputée « à perpétuité, en toute souveraineté et propriété ». En 1911, l’Alsace a été dotée d’une Constitution, d’un parlement. Ces évolutions, surtout après 1905 et les lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat, font que les soldats des incursions ne comprennent pas le modeste enthousiasme de la population à leur égard.
Une bibliographie d’auteurs régionalistes, ainsi que le catalogue de l’éditeur, permettent d’aller plus loin sur le sujet du livre et d’autres aspects de l’Histoire tourmentée de l’Alsace.